Mediator ou Terminator?

Dans une interview au Monde, Jacques Servier, PDG du laboratoire éponyme, fabricant du Mediator, auquel on impute la mort d’au moins 500 personnes, estime que l’affaire vise avant tout à « gêner le gouvernement ». Une ligne de défense éprouvée dans une affaire qui relève du cas d’école.
Le point de vue de la semaine par Hervé Karleskind

En termes stratégiques, cela s’appelle repasser le Mistigri. Ce n’est en effet pas à Jacques Servier, 88 ans, que l’on donnera des leçons dans un registre qui n’a pas ses faveurs, loin s’en faut, celui de la communication. D’une certaine façon, Servier est un dinosaure, un PDG de laboratoire à l’ancienne, partisan du silence radio, estimant que les industriels du secteur n’ont rien à gagner en communicant en direction des patients. Quand on connaît peu ou prou les habitudes de l’un des capitaines d’industrie les plus secrets de France, on mesure ce que l’idée d’accorder cette interview au Monde a du lui coûter… Mais son argumentaire a été bien travaillé: dans la plupart des pays, le Mediator, affirme-t-il, a été retiré pour des raisons commerciales. Et la France?  L’Afssaps estime qu’environ cinq millions de patients ont été traités au Mediator en France de 1976 à 2009, date de son retrait du marché. L’agence estime que 20 % des prescriptions étaient sans rapport avec le diabète: le Mediator était prescrit à des patients en surcharge pondérale pour ses facultés amaigrissantes. « Les études qui ont posé le lien sont très récentes. Jusqu’à 2008, aucun cas de décès par valvulopathie avec le Mediator n’était signalé », explique Jacques Servier dans l’entretien au Monde. Selon lui, le retrait progressif du Mediator de différents marchés a été motivé par des raisons commerciales et non à cause de doutes sur son efficacité et ses effets secondaires.

C’est sur le terrain politique que Servier déplace le problème. Dans la plupart des cas de catastrophes sanitaires, cette recette a fait merveille : ministres embrouillés, agences sanitaires peu préparées à monter en première ligne, tous les ingrédients sont là pour compliquer la donne. Et même si elles sont aujourd’hui beaucoup plus puissantes qu’avant le drame du sang contaminé -et pour cause-, les associations de patients ne parviennent pas à sortir du cercle infernal de l’expertise/contre-expertise, des cas de patients victimes ou victimisés, et des accusations lancées à l’emporte pièce contre les laboratoires pharmaceutiques placés dans l’éternelle posture des Bourgeois de Calais. Ah quel métier ! Comment en effet concilier l’inconciliable, c’est-à-dire la mise sur le marché de produits de plus en plus étrillés par les autorités de santé, aux termes de procédures qui s’apparentent au parcours du combattant, et pour finir, tomber au champ d’honneur de la fixation des prix. Ce scénario est celui qui, aujourd’hui, s’applique à tous les produits de santé. Il n’en allait pas de même dans les années 70, « la Belle époque » de la pharma, où tout se faisait pour ainsi dire « à la papa ». Le Mediator date de ces temps bénis où l’on pouvait à peu près mettre sur le marché n’importe quel médicament, à la condition bien sûr qu’il apporte tout de même des effets thérapeutiques. Evidemment, c’est la catastrophe du sang contaminé, suivie d’autres comme celle de l’hormone de croissance, qui a convaincu les pouvoirs publics de procéder « à l’américaine », c’est-à-dire de mettre en place non pas une agence de contrôle, comme la FDA, mais -on est en France-, plusieurs… Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Il ne faut d’ailleurs pas se voiler la face : la multiplication des agences n’a pas entraîné la multiplication du nombre des experts. De fait, les instances de contrôle et de décision sont composées d’experts qui, en quelque sorte, jouent aux chaises musicales. Le gros problème tient au fait que le monde de la santé, en France, souffre d’endogamie, un peu à la manière des pharaons. Il se déroule actuellement une partie de petits chevaux au sein des agences sanitaires qui explique parfaitement le propos : tel patron d’agence ou d’autorité sanitaire va remplacer tel autre que l’on retrouvera dans une autre instance et ainsi de suite. Il est donc clair que, du côté de la transparence, il y a, si on le souhaite, des progrès à faire. A ce propos, l’affaire du Mediator n’est pas sans rappeler les péripéties de la campagne de vaccination contre la grippe A/H1N1. Le scénario est donc à peu près immuable.

Il s’est trouvé des voix pour le déplorer et même pour essayer d’y changer quelque chose. En vain. Quoiqu’il en dise, le monde du médicament reste fermé et ce n’est pas les efforts -considérables- des entreprises du médicament qui modifieront la donne. La pharma, c’est une industrie stratégique nous dit-on. C’est juste si on la compare au nucléaire et à la Défense nationale. Même culture du secret, mêmes difficultés à communiquer sur les questions de première importance et, paradoxe suprême, même inflation d’informations sur des sujets cache-sexe dont l’importance reste toute relative. Dans ce registre, on ne lésine pas mais, non que l’on soit radin (c’est le contraire), dès que l’on touche à l’essentiel, on ferme le robinet. Dans le cas de la pharma, il y a donc un gigantesque malentendu : et Servier, qui est désormais une exception, fait un peu tache. Il est le dernier des Mohicans, mais son groupe est le deuxième labo français, derrière Sanofi-avantis. Sa succession ne manque pas de susciter l’inquiétude des pouvoirs publics qui ont toujours éprouvé les effets de l’influence -considérable- de Jacques Servier, surtout à droite. Bref, le bonhomme est un peu encombrant mais jusqu’à présent, personne n’a trouvé la recette. Il le sait mieux que quiconque et n’hésite pas un instant à placer sa bombinette sur le paillasson du ministre de la Santé.

Reste maintenant à savoir quelles conséquences aura l’affaire Médiator. A n’en pas douter, ce sera long : il y aura probablement pléthore de plaintes, toutes jugées dans plusieurs années après que les recours auront été épuisés. Des patients ou leurs familles seront probablement indemnisés, après qu’une pléthore d’experts auront été appelés à rendre compte de leurs travaux. S’il est incontestable qu’un tel scénario puisse aujourd’hui se reproduire avec des produits récents, soumis aux contrôles de plus en plus tatillons des autorités de santé, les dégats provoqués par l’affaire Mediator sont à chercher ailleurs : la confiance de l’opinion sort une fois de plus abimée. Et la marche vers la multiplication des évaluations qu’il s’agisse des hôpitaux, des médecins, et des médicaments, bref, de tous les acteurs et les produits de santé, va s’intensifier. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas forcément une bonne chose.

Hervé Karleskind